ROME , UNE SOCIETE VIOLENTE
Ce qui revient de manière récurrente dans les discours lorsqu’est évoqué le sujet de la gladiature, ce sont les termes « violence », « inhumain », « sanguinaire », « cruel »…
Nous avons déjà traité plusieurs aspects du sujet qui démentent ces idées de violence gratuite et barbares ( arbitrage, mort rare, courage au combat, gladiateurs professionnels et adulés.. ) et posent la gladiature non plus comme une horreur de son époque, mais bel et bien comme un phénomène en totale cohérence avec l’état d’esprit et les mœurs de son temps, violent certes mais dans une société qui ne l’est pas moins, et ce à tous les niveaux sociaux et à différents degrés.
Il faut bien comprendre que la gladiature n’aurait pas connu un tel succès ( rappelons-le, plus de huit siècles de pratique ) si elle n’avait été autant en adéquation avec les mentalités de son époque. Si les Romains avaient été des pacifistes nés, aussi philosophes que les Grecs ou raffinés que certains peuples orientaux, ils auraient certainement boudé cette pratique qui, faute d’amateurs, se serait éteinte en quelques années. Si l’offre a perduré, c’est qu’il y avait demande.
Je citerai en conclusion de cette introduction Paul Veyne, historien ayant travaillé sur le phénomène : « Il est facile de s’indigner devant les spectacles de gladiateurs. Plus difficile, et plus intéressant aussi, est de ne pas prêter à ces gens-là des valeurs qui sont les nôtres… »
Des conditions qui favorisent un climat de violence :Avant d’analyser en quoi exactement consistait la dangerosité de la vie à Rome, il convient de se demander s’il existe des facteurs favorisant un tel climat dans cette ville précisément.
Et effectivement, Rome n’est pas cette ville de marbre et de dorures que nous laisse imaginer le cinéma, avec ses grandes places, ses jardins aux immenses espaces et ses rayons de soleil éclairant des pavés scintillants.
Rome, c’est avant notre ère une ville marécageuse, tellement apocalyptique, insalubre et nauséabonde que les Romains des premiers temps ont envisagé de la quitter pour la reconstruire ailleurs. Le dictateur Camille réussit à les en dissuader en ordonnant la démolition totale des habitations et en offrant gratuitement les tuiles pour la reconstruction de nouveaux bâtiments, à condition que cela se fasse dans l’année. De là est née la nouvelle Rome, certes rebâtie à neuf et plus tard dotée d’un système d’égouts, de canalisations amenant l’eau courante etc, mais néanmoins érigée dans l’urgence et le manque de réflexion en matière d’urbanisme.
Le Forum, par exemple, place publique de Rome mondialement connue, ne mesurait que 100 mètres sur 60, et concentrait une quantité impressionnante de monuments sur sa place : temples, Rostres, Curie, basilique, fontaine, regia… La foule s’y massant en continu dans une cohue impénétrable rendait le lieu fort difficile d’accès, le vacarme était assourdissant, l’odeur insupportable ( passage en travers de la place des égouts encore à ciel ouvert, marchands ambulants vendant poisson grillé et viande rôtie, bétail, sueur.. )
Cette étroitesse et cette promiscuité se retrouvait un peu dans toutes les rues et ruelles de la ville, les habitations ayant été bâties à la va-vite sans réelle cohérence. Se promener dans Rome n’avait rien d’une promenade de santé !
«
A Rome, il n’est pas possible au pauvre de penser se reposer. Impossible de vivre en paix le matin à cause des maîtres d’école ( qui faisaient la classe dans la rue ), la nuit, à cause des boulangers, toute la journée à cause des marteaux des chaudronniers. Là, un ouvrier bat du sable d'or et tape sa pierre usée de son maillet brillant, rien n’arrête la troupe fanatique des fidèles de Bellone, ni le Juif à qui sa mère a appris à mendier, ni le colporteur qui vend ses allumettes soufrées. » - Martial, Epigrammes. -
La nuit, cela continue avec le tapage nocturne : si Rome est bruyante la journée, elle l’est tout autant lorsque tout le monde aimerait dormir !
Les marchands qui n’ont pas été autorisés à circuler dans les rues de jour passent sur les pavés avec leurs charriots et effectuent leurs livraisons, les ivrognes braillent, les jeunes s’amusent à fracasser les portes, briser les échoppes, voler les passants et violer les passantes, ceux qui attendent déjà devant le Cirque ou l’amphithéâtre leur place pour les Jeux du lendemain patientent bruyamment..
« Beaucoup de gens meurent d’insomnie à Rome » déplorera Juvénal.
Outre un problème lié au plan d’urbanisme, on a également un souci démographique, avec des quartiers complètements engorgés, congestionnés par une surpopulation en constante augmentation. Cela s’explique entre autre par le fait que de nombreux petits propriétaires terriens romains, qui avaient leur villa à l’extérieur des murs de Rome et qui ont dû partir effectuer leur devoir militaire lors des Guerres Puniques, ont retrouvé à leur retour un terrain en friche inexploitable. Ils ont vendu à plus riche qu’eux, et ont été contraints de chercher un logement dans leurs moyens dans les quartiers populaires de Rome. On parle alors de « nouvelle plèbe » : ce ne sont plus des étrangers, des esclaves ou des affranchis qui forment ce parti des Populares, mais à présent s’y sont joint d’authentiques citoyens romains, totalement perdus, désespérés d’avoir ainsi chuté dans l’échelle sociale, et amers.
Toujours dans les nuisances d’une telle ville qui pourraient contribuer à exacerber une violence latente chez ses habitants, et ce en relation directe avec les points précédemment exposés, on peut penser aux catastrophes naturelles dont Rome est perpétuellement la victime :
Inondations ( quartiers les plus peuplés sous le niveau de la mer ), séismes ( bâtiments sans fondations qui s’écroulent comme des châteaux de cartes ), incendies ( prenant dans les conditions exposées des proportions instantanément gravissimes ), mais aussi pestes ( manque d’hygiène ), famines etc.
Rome n’est pas épargnée par les évènements et ces épreuves contribuent à amener encore plus de désespoir et de colère dans cette ville déjà sous tension en permanence.
La violence, l’essence même de RomeLa violence de la société romaine se trouve à tout niveau social, à des degrés différents certes, mais c’est réellement ce qu’on peut appeler la « marque de fabrique » des Romains.
Ils baignent en effet dedans de leur plus tendre enfance à leur mort. Les faibles sont des victimes toutes trouvées, les forts doivent le devenir ou le rester.
En fait, la violence romaine résulte tout autant d’un besoin d’assurer sa survie par de petits larcins, afin de satisfaire les besoins les plus élémentaires, que de s’assurer une existence sociale pour tous ceux que la société a laissés de côté :
«
Plus que la misère sociale, c’est le vide social qui nous semble être l’élément caractéristique de l’existence menée par ces milliers d’individus ( les non-citoyens ), hors-société, hors-la-loi au sens strict du terme. Rien n’est prévu pour leur donner un statut, ils n’ont de réalité dans la société qu’au travers de leurs actes. » - Catherine Salles, Les Bas-fonds de l’Antiquité. –
La violence au quotidien, de divers degrés :1. En premier lieu, on peut citer les bagarres, vols, viols, pickpockets etc.. des bas-quartiers, qui sont le pain quotidien de tout habitant de la Cité. Que ce soit par des ivrognes au fin fond d’une taverne ou à grande échelle, ou comme à Pompéi, avec la bagarre générale au milieu des gradins lors d’un spectacle de gladiateurs qui a fait 59 de notre ère des centaines de morts et de blessés graves, la bagarre est monnaie courante pour les Romains.
2. Les charlatans sont la plaie de Rome : ne pouvant compter sur les talents professionnels qu’ils n’ont pas, ces pseudo-médecins, devins, prêtres, augures, prophètes ou philosophes en sont réduits à agresser les gens pour leur soutirer des pièces. Que ce soit par des spectacles d’automutilations ou de flagellation au fouet à osselets, par lesquels ils ébahissent la population avide de sang qui donne par admiration en même temps que par crainte, ou plus directement, par agression verbale ou physique directe : on ne compte plus les soi-disants philosophes qui, armés d’un bâton, alpaguent, insultent et frappent les pauvres passants en les noyant sous un flot de paroles aussi compliquées qu’insensées, forme primitive de racket qui incite les victimes à donner quelques pièces pour se débarrasser de ce fou furieux qui ne les lâche pas.
3. Vient ensuite le banditisme organisé : les grands auteurs de l’époque ne se sont pas attardés sur le sujet, mais on connait cependant un certain Lauréolus qui semble avoir connu un petit succès. Brigandage, criminalité, pillards, assassinats, attaques des chariots sur les routes sont monnaie courante.
4. Arrivent ensuite les pirates. Jusqu’au 1er siècle, leur pouvoir est sans limite : sur leurs voiliers ou à terre, ils font régner la terreur, pratiquant sans vergogne rapts, rançons, pillages, chantages etc… Pompée le Grand mettra fin à leurs exactions.
5. A l’échelon suivant, on trouve les gangs organisés et les groupes de pression. Les hommes politiques, pour servir leurs ambitions, n’hésitent pas à faire appel à des hommes de mains, esclaves, gladiateurs ou criminels.
L’escorte personnelle devient une mode. D’abord à vocation uniquement défensive, elle devient au IIème siècle une véritable force offensive. Les gardes du corps frappent les clients difficiles à convaincre, tuent les rivaux à punir. Souvent, des batailles rangées entre deux clans ennemis et leurs escortes éclataient au grand jour sur le forum même.
6. Les Collèges sont à part. Créés au Ier siècle sous l’impulsion de Claudius Pulcher ( « le Beau » ), ce sont de véritables gangs mafieux sous couvert d’association innofensive. Loin des regroupements du même genre, mais à vocation pacifique ( guilde des religieux, des cortèges funèbres, organisateurs de fêtes… ), les Collèges utilisent l’aspect associatif pour cacher leurs exactions criminelles en bandes. Pulcher créa plusieurs Collèges dans les quartiers les plus mal famés de Rome, ( Subure, Vélabre, Transtévère, Quais du Tibre, Aventin.. ) et met à leurs têtes ses propres hommes de confiance. Allant très loin dans la violence, les Collèges pratiquèrent même le trafic d’hommes libres, enlevant les clients dans des auberges, ou sur les routes, et les revendant comme esclaves.
7. Situées au plus haut niveau non pour leur influence ou le nombre de leurs actions, mais plutôt pour l’horreur de ces dernières, les sorcières pouvaient aller jusqu’au sacrifice humain pour préparer les philtres magiques qu’on leur avait commandé. Le plus souvent, ce sont des enfants qui en sont la cible. La plus célèbre d’entre elles, Sagana, n’hésita pas à enterrer un enfant en laissant uniquement sa tête à découvert, à lui présenter tous les jours devant les yeux un plateau de nourriture qu’il ne pouvait pas toucher, jusqu’à ce qu’il meure d’inanition. On retient aussi l’épitaphe de la tombe du jeune Jucundus : « Jucundus, fils de Gryphus et de Vitalis. Je me dirigeais vers ma quatrième année, mais je suis sous terre, moi qui pourrait faire la joie de mon père et de ma mère. Une cruelle sorcière m’a ôté la vie. Elle, elle est encore en vie et pratique toujours ses artifices dangereux. Parents, gardez bien vos enfants, si vous ne voulez pas avoir le cœur transpercé de douleur. »
Il faut avoir compris ce climat ambiant dans cette ville qu’était Rome, cette ville où l’on ne sortait plus seul dès la tombée du jour de crainte que son cadavre soit découvert au matin, cette ville où régnait dans les quartiers les plus pauvres une criminalité que ne pouvait endiguer les faibles moyens policiers de l’Empereur, pour comprendre que la gladiature, comme tous les Jeux du Cirque en général, s’inscrivent comme un divertissement on ne peut plus « normal » pour une population habituée à vivre la violence au quotidien.
A un peuple si dur et brutal, on ne pouvait proposer autre manière de s’extasier, eux qui côtoyaient déjà la mort et la criminalité sur le pas de leur porte tous les jours que Dieu faisait.
Aller encore au-delà de tout ce qu’ils connaissaient déjà, le sublimer par la technique des combats et la bravoure des combattants, était la seule façon de faire pour plaire à ce public qui marchait aux côtés de la mort à chaque seconde de leur vie.